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                  19 septembre 1839, à dix heures du matin, la petite ville 
                  de Port-Vendres, élégamment pavoisée, recevait 
                  LL. AA. RR. Le duc et la duchesse d’Orléans. Sa 
                  popularité, grossie de toute celle des villages voisins, 
                  remplissait les rues et le port. Deux navires à vapeur 
                  étaient en rade, le Phare, commandé par M. de 
                  Gasquet, lieutenant de vaisseau, et le Crocodile, commandé 
                  par M. Simon, officier du même grade, sous le commandement 
                  supérieur de M. Delassaux, capitaine. 
                A midi, le prince royal était monté à 
                  bord du Phare. 
                A une heure l’ancre dérapée quittait le 
                  fond, et l’équipage s’éloignait des 
                  côtes de France sans les perdre de regard. 
                 Un 
                  instant après le rivage offrait aux voyageurs un spectacle 
                  pittoresque et solennel. Le peuple couvrait les hauteurs ou 
                  ruisselait sur les chemins, ou venait inonder la grève. 
                  Derrière les collines qui embrassent la ville, les montagnes 
                  les plus voisines paraissaient comme étagées en 
                  échelons ou en gradins, et plus loin l’horizon 
                  était fermé par la haute chaîne des Pyrénées, 
                  que surmontait la pointe abrupte du Canigou. 
                  Le temps était superbe. Le Phare cinglait au milieu d’une 
                  multitude de bateaux français et catalans, aux voiles 
                  latines, qui le saluaient en passant. Le vent semble se montrer 
                  contraire, et la mer devient houleuse au moment an l’on 
                  double le cap Creuss, mais l’air n’a pas cessé 
                  d’être pur et transparent et au bout de quelques 
                  heures le bâtiment a laissé derrière lui 
                  les côtes d’Espagne dont l’azur se confond 
                  peu à peu avec celui du ciel. 
                Le vendredi 20, à huit heures du matin, le vent est 
                  debout la mer est un peu agitée, mais le Phare 
                  file ses six nœuds. Le Crocodile le suit à 
                  la portée du canon. 
                 Vers 
                  midi, au sud-sud-ouest se découvre el Toro, la plus haute 
                  montagne de l’île de Minorque, semblable à 
                  une pyramide renversée sur le côté. C’est 
                  là que s’appuierait la pile colossale d’un 
                  pont de Titans jeté entre l’Europe et l’Afrique. 
                A six heures, au déclin du jour, le Phare double la 
                  Mola et entre dans la passe pendant que le soleil achève 
                  de s’abaisser à l’occident, et que la lune 
                  commence à s’élever du côté 
                  opposé, tableau sublime dont le vaste espace de la mer 
                  agrandit le cadre. On a essayé quelquefois de le peindre 
                  ou de le décrire, mais c’est dans le ciel qu’il 
                  faut le voir, car il n’y a ni plume ni pinceau qui puisse 
                  en retracer la magnificence. 
                A gauche disparaissent rapidement le fort Saint-Philippe et 
                  le village de San-Carlos, à droite le lazaret. Au fond 
                  de sa belle rade, Mahon se déploie en amphithéâtre, 
                  avec ses maisons peintes de jaune et de blanc, et, à 
                  mesure que la nuit rend les objets moins visibles, les lumières 
                  de la ville brillent avec plus d’éclat. 
                  Le Phare vient mouiller près du stationnaire français 
                  la Lamproie. Soumis à la réserve, discrète 
                  de l’incognito, le Crocodile tient la mer. 
                 Le 
                  samedi 21, à six heures du matin, le prince descend à 
                  Mahon avec quelques officiers, sans y être annoncé. 
                  On gravit les rues escarpées quiconduisent à la 
                  ville haute, et on visite l’église des Carmes et 
                  le cathédrale de Santa-Maria, édifice du XVIIe 
                  siècle, et par conséquent de peu d’importance 
                  pour l’art, où l’on remarque cependant un 
                  bel autel à colonnes torses, dorées et sculptées, 
                  avec des figures enroulées d’un effet assez piquant. 
                  L’auditoire a quelque chose de plus neuf et de plus curieux 
                  pou le voyageur qui n’a jamais pénétré 
                  auparavant dans une basilique espagnole. Ce sont, sur les bas 
                  côtés, des centaines de femmes immobiles, dans 
                  leur costume lugubre et monotone, agenouillées comme 
                  des statues de marbre noir, et que l’on croirait pétrifiées 
                  en effet, si la vie, qui manque à toute leur apparence 
                  extérieure, ne s’était réfugiée 
                  dans leurs regards ; puis, çà et là, des 
                  groupes épars et pittoresques de soldats, de paysans 
                  baléares, de mendiants fièrement drapés 
                  dans leurs haillons, et qui semblent attendre le pinceau d’un 
                  grand artiste. Au maître-autel, c’est le prêtre, 
                  officiant sous sa chasuble en forme de violoncelle, et murmurant 
                  les prières de la messe d’une voix basse qui ne 
                  trouble pas le silence universel, à peine animé 
                  par le perpétuel mouvement des éventails ou abanicos. 
                A huit heures cette petite station était finie ; le 
                  Phare sortait des passes et rejoignait le Crocodile. 
                  Le ciel était pur, le vent debout, la mer grosse et houleuse. 
                Le dimanche 22 le temps n’a pas cessé d’être 
                  magnifique. On a vu avec émotion l’île de 
                  Cabrera, si douloureusement mémorable par les souffrances 
                  inouïes des prisonniers français. On reconnaît 
                  à une heure le cap Tenez. Les bonites qui bondissent 
                  le long du bord annoncent le voisinage de mers chaudes. Le bâtiment 
                  longe la côte à dix lieues au large. 
                 Lundi 
                  le vent toujours debout, semble tourner avec le vaisseau ; il 
                  passe à midi au calme plat. Le Phare distingue bientôt 
                  l’embouchure du Chélif, la rivière sacrée 
                  des Arabes. On nomme tour à tour Mostaganem, Arzew, le 
                  cap Fera, la montagne des Lions, si remarquable par sa belle 
                  couleur fauve, ses rochers, ses cavernes, et dont les contours 
                  se dessinent si nettement sur le tond bleu de l’horizon. 
                  Le bâtiment gouverne sur Mers-el-Kebir. 
                 A 
                  quatre heures on aperçoit Oran. Située sur les 
                  deux crêtes d’un ravin qui court du sud au nord, 
                  cette ville présente un aspect pittoresque et singulier. 
                  L’œil saisit d’abord dans son ensemble la Casbah 
                  ou Casauba, qui se distingue de tous les autres bâtiments 
                  par son imposante dimension, ses deux grosses tours rondes et 
                  blanches, et sa ceinture crénelée, hérissée 
                  de canons ; elle s’élève à la partie 
                  orientale du ravin. Du même côté on remarque 
                  encore le fort Saint-André, construction gigantesque 
                  des Espagnols, qui n’est peut-être pas irréprochable 
                  aux yeux d’un ingénieur habile, mais qui ne laisse 
                  rien à désirer, comme fabrique, à l’imagination 
                  et au goût de l’artiste. Il en est de même 
                  des trois forts échelonnés qui se superposent 
                  à l’ouest : le fort de Santa-Cruz, au sommet de 
                  la montagne ; le fort San-Gregorio, qui s’assied au milieu 
                  du revers, et le fort inférieur, qui vient baigner dans 
                  la mer le pied des murailles ; ce dernier commande la route 
                  nouvelle qui conduit d’Oran à Mers-el-Kebir. La 
                  crête rougeâtre de la montagne relie entre elles 
                  ces trois forteresses. L’intérieur du ravin est 
                  rempli de peupliers de Hollande, de figuiers, de cactus énormes, 
                  et la fraîcheur de cette belle végétation 
                  est entretenue par un courant d’eau vive qui descend jusqu’à 
                  son embouchure, en arrosant çà et là de 
                  nombreux jardins étendus sur l’un et l’autre 
                  flanc de ces collines jumelles, comme une tapisserie de verdure. 
                Peu à peu le point de vue se rapproche, les détails 
                  deviennent plus nets, les maisons se détachent les unes 
                  des autres, éclatantes de blancheur, comme dans presque 
                  tout l’Orient, et si resplendissantes au soleil, qu’elles 
                  font comprendre le prestige de ces compagnons de Cortez qui 
                  prirent les premières villes mexicaines pour des villes 
                  d’argent. Le maréchal gouverneur avait été 
                  retenu à Alger. Le général Guéheneuc 
                  était malade. Le prince royal fut reçu au débarcadère 
                  par les colonels de Montpezat, de Maussion et Devaux. 
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